Se lever, se préparer, travailler quatre longues heures, manger, reprendre le travail pendant quatre heures encore, rentrer à la maison, se doucher, se changer, faire les devoirs de Mathilde, jouer un moment avec Téo, penser à dire à Diane combien il l'aime, souper, regarder la télé avec sa femme, faire l'amour avec elle, s'endormir… se lever à nouveau. Les journées s'enchaînent et se ressemblent, les journées se suivent et ne le surprennent plus. Dans sa bouche, un goût de routine amère et dégueulasse, dans ses pompes, un homme blasé par le quotidien et lassé par la prévisibilité de sa misérable existence. Alan déteste son travail, son patron est insupportable avec lui, méprisable. Ses collègues sont tous atteints d'intelligence réduite et les chiffres ne lui plaisent plus autant qu'avant. Ses enfants sont sa seule richesse, sa femme aussi.

Une journée comme tant d'autre dans la vie du comptable. Ce matin-là, il se réveille, embrasse tendrement ses enfants sur le front et, simplement, sa femme sur le perron lorsqu'il quitte les lieux. Il arrive au boulot avec deux minutes de retard dues aux embouteillages sur la principale, son patron lui fait une remarque. Exaspéré, il s'installe derrière son computer et travaille, comme tous les jours. Les chiffres se succèdent, les sommes astronomiques s'additionnent donnant naissance à des profits, des pertes, çà et là. Ce soir-là cependant, une touche de spontanéité vient troubler sa routine ; Jonas fête sa promotion. Le Rivage, un bar. Une soirée sympathique, entre collègues, le temps d'une agape pour bien digérer cette nouvelle promotion qui lui a filé entre ses mains et se montrer bon perdant. Une bonne heure à diverger avec Jonas de tout et de rien, avec sa charmante collègue Mélanie et son collaborateur Antoine. Une simple soirée, ambiance de fête, ambiance tranquille.


KANSAS, vingt-trois heure quinze

Alan quitte le Rivage sur une note légèrement enivrante. L'alcool lui monte à la tête mais il reste sobre, conscient de la réalité. Après avoir embrassé Mélanie trop près de ses lèvres, serré la main d'Antoine et frappé amicalement l'épaule de Jonas, il s'avance dans le parking. Le vent se lève, la nuit est lourde. Sur son portable, trois messages dont deux sur le répondeur. Diane s'inquiète, il lui avait promis de rentrer tôt, il est déjà tard pourtant. Alan se contente de lui écrire un bref message pour la rassurer, avant d'entamer la dernière ligne droite qui le sépare de sa Fiat punto rouge, pour laquelle il s'est endetté, sûrement à vie, mais qui fait sa seule fierté. A peine eut-il enfilé les clés dans la portière qu'un bruit retentit derrière lui. Inquiet, il se retourne, brusquement. Personne ! Il plisse les yeux, la nuit ne l'aide pas. Sourire amusé, il cherche à se convaincre d'une blague, se rassurer.

« C'est bon les gars, je vous ai reconnus. »

Pas un bruit, sinon sa voix, tremblante, hésitante. Se retournant contre son véhicule, il remarque que les clés ne sont plus là. Soucieux, il se baisse, cherche celles-ci sous son véhicule. Il aperçoit soudainement une ombre, des pieds. Rapidement, il se redresse, personne ! Il se frotte les yeux, se retourne, toujours personne. Lorsqu'il fait face à son véhicule, les clés sont à nouveau là.

« Vous n'êtes pas drôle les gars. On se moque pas impunément d'un gars en état d'ivresse, pas à ses dépens… »

Le bruit se fait plus fort, son crâne le pèse. Sous l'effet de la douleur, il courbe l'échine, ses genoux vacillent et il tombe, sur le sol. Les mains contre son visage, il hurle, il cri. Mais personne ne l'entends. Et soudainement, sa tête éclate, répondant sur le sol toute son intelligence. Ses yeux roulent sous l'habitacle, sa mâchoire projetée contre le mur du Rivage, à quarante mètres du corps d'Alan, mort.