Depuis près de deux mois, Charlie avait posé ses valises à Kentwood, dans un petit motel louant des chambres pour presque rien. Autant dire que c'était pas du luxe, rien qui ne rappelle Beverly Hills ou les Hamptons. Mais après tout, c'était bien ce qu'avait cherché à fuir Charlie ce jour, où, âgée de dix-sept ans, elle avait rassemblé toutes ses affaires avant de filer par la fenêtre de la confortable maison familiale. Elle ne s'était jamais vraiment sentie chez elle sous ce toit. Elle se sentait même d'avantage chez elle dans cet hôtel miteux où les politiciens venaient se perdre dans les bras de prostituées. Sur le parking, elle en croisait des squatteurs de l'hôtel qui portaient inscrits sur leur visage les scénarios glauques auxquels ils pouvaient s'adonner entre les quatre murs de leur chambre d'une nuit. Elle ne leur parlait, ni ne leur souriait. Mais elle se sentait à sa place parmi eux. La triste place des personnes qui n'ont leur place nulle part.

Il était minuit passé, et confortablement installée sur un lit à ressort, la seule activité de Charlie était de zapper parmi les cinq uniques chaînes que la vieille télévision pouvait bien capter. Et elle ne capitula que lorsqu'elle entendit son ventre gargouiller. Elle tendit le bras vers le tiroir de la table de chevet pour en tâter le fond et les recoins, ses doigts ne se refermant que sur des papiers de friandises froissés, et vides de tout contenu. Profond soupir. Tel était son quotidien, et elle savait bien ce que cette recherche infructueuse signifiait : un retour au distributeur. Elle jeta un bref coup d'œil à ses Doc Marteens reposant de l'autre côté de la chambre. Rien que la perspective de devoir lasser des chaussures l'ennuyait. Alors, comme à son habitude, elle céda à un instinct plus fort, celui de la flemmardise. Le distributeur de friandises, ou autrement dit son plateau de dîner, n'était qu'à cinq pas de la porte de sa chambre. Alors tant pis, elle pourrait bien s'y rendre pieds nus. En Louisiane, le temps était presque toujours le même : chaud, humide, lourd... comme annonciateur d'un orage qui pourtant, n'éclatait que très rarement. Et la sensation du bitume frais sous ses pieds était plaisante. Et puis, elle avait toujours bien aimé marcher pieds nus, se contrefoutant bien d'avoir ensuite, le temps de s'épousseter et de rejoindre sa douche, les pieds salis.

Elle quitta donc sa chambre, la porte de celle-ci donnant directement sur le parking plongé dans la pénombre et dans un calme surprenant. D'habitude, il y avait toujours quelques personnes discutant sur le parking, bouteilles de bière à la main ou bien des courses à moto qui auraient rendu dingues beaucoup de personnes mais qui ô grand jamais n'avaient empêché Charlie de dormir. Cette nuit-là, ce calme avait quelque chose de perturbant. Elle n'entendait que le bruit du néon éclairant faiblement la devanture de l'hôtel. Mais loin d'en être effrayée ou de faire dans la paranoïa, elle glissa simplement une pièce qu'elle extirpa du fond de la poche de son short en jean dans la machine, une première, une deuxième, puis une troisième. Un paquet de chips à la sauce tomate. Un snikers. Des dragibus. Charlie n'avait rien contre le fait de manger équilibré, elle ne prenait pas particulièrement en grippe les légumes. Elle avait simplement cette habitude de courir à la facilité, au pratique et plus largement, à ce qui exigeait le moins d'effort de sa part.

Mais ça, c'était sans compter sur les caprices de la mécanique qui voulurent que ses petits bonbons colorés soient coincés dans le distributeur. Un petit coup sur le côté de la machine. Un second. Rien. Elle avait l'impression que le petit brun obèse qui figurait sur le paquet de ses dragibus haribo la narguait avec son espèce d'énorme sourire à la con. Et elle secoua un peu la machine, s'énervant en réalité d'avantage contre le petit personnage que contre la machine en elle-même, ayant comme cette drôle d'impression que c'était un combat entre elle et le petit brun haribo. C'est d'ailleurs ce qui expliqua que dans un souffle, elle glissa à voix basse, un simple mais néanmoins vulgaire : « Fils de p*te. »

Charlie était sur le point de renoncer à son paquet de petits bonbons quand, sorti de nulle part, un homme vint donner un coup puissant et sec à la machine, ce qui eut le don de la faire sursauter. Elle toisa rapidement son sauveur de dîner du regard, et elle le reconnut bien vite. Non pas que son visage soit simple à distinguer. C'était son attitude, l'air mystérieux que lui donnait cette capuche qui assombrissait son regard... Ce mec avait passé toute la journée à la mater depuis une table du bar ! Elle avait évité au possible tout échange de contact visuel, histoire de ne pas entretenir les faux espoirs de ce mec qu'elle soupçonnait d'avoir un esprit assez malsain. Forcément, un mec qui passe des heures assis à une table à ne rien faire d'autre que vous regarder, ça peut susciter quelques interrogations. Pourtant, elle avait ravalé son côté grande gueule et elle n'était pas venue exhorter ce malade de bouger son cul hors du bar. Elle avait cette étrange intuition qui lui dictait qu'elle aurait dû le reconnaître, qu'elle était liée à lui d'une manière ou d'une autre. Et elle avait été bien d'avantage intriguée que effrayée. Évidemment, le fait qu'elle le retrouve quelques heures plus tard, en plein milieu de la nuit, sur le parking d'un motel désert... ça changeait quelque peu la donne.

« Faut pas avoir peur de taper dessus, les machines rendent pas les coups. » Elle se pencha simplement pour récupérer ses friandises, sans lui adresser le moindre remerciement ni le moindre regard, et elle garda le paquet serré contre elle, en compagnie des autres. Puis quoi encore ? Faudrait pas qu'il s'imagine qu'elle allait lui proposer de partager son maigre dîner. En plus d'être une vraie radasse en matière de bouffe, y avait quand même un foutu truc de louche chez ce mec. Mais rien qui ne l'effraie, elle était plutôt agacée par sa présence... la foutue frustration de passer à côté de quelque chose et de ne pas comprendre. Il n'était pas parti entre temps, et le sifflet légèrement coupé par une situation plutôt inhabituelle à laquelle elle ne savait pas vraiment comment réagir, elle répondit en l'observant de manière toujours aussi suspicieuse, un très distrait « Ouai ... » Capuche baissée, elle était en mesure de pouvoir d'avantage regarder ses traits dans l'espoir de trouver la pièce manquante à son puzzle. Mais rien qui ne vienne. Il était clairement assez beau pour avoir été l'une de ses précédentes aventures. Mais elle savait qu'elle n'aurait jamais oublié un visage aussi... particulier. Son teint pâle, son regard terni... il lui rappelait les héros des vieux films en noir et blanc. Mais ce n'était pas que cela, il avait réellement un petit quelque chose d'une autre époque. Mystère, mystère, mystère...

Et Charlie détestait plus que toute autre chose les énigmes, devinettes, rubik's cubes ou toute autre activité exigeant un minimum de concentration et de réflexion de sa part. « Et tu m'as suivie toute la journée juste dans l'espoir de me faire économiser 50 cent et de m'apprendre qu'on en est pas encore à l'ère Terminator ? » Elle n'aimait pas faire dans la subtilité et les manières. Elle n'avait pas ajouté de sourire à cette remarque qui aurait pu adoucir ses propos pour faire passer ça avec un trait d'humour façon vaseline. Aucun regard baissé ni détourné. Et tant pis s'il faisait une tête de plus qu'elle et s'il était bien plus baraqué, elle fixait son regard droit dans le sien. Trop fière et arrogante, ou peut-être simplement trop insouciante et stupide, elle estimait quand même avoir ce foutu droit de savoir ce qu'il voulait d'elle à la fin.

Si elle avait peur ? Décontenancée par cette question, Charlie ouvrit de grands yeux avant de rire doucement et de détourner le regard. Non... plutôt de désirer détourner le regard. Mais, tout comme si une force invisible agissait contre sa volonté, elle maintint ses prunelles enfoncées dans les siennes et son rire s'éteint délicatement dans sa gorge. Elle était incapable de détacher son regard de lui, sans vraiment savoir pourquoi. Elle refusait de se l'avouer. Il était simplement... beau. Elle en avait croisé différents hommes, certains mignons, d'autres incroyablement sexys, des belles-gueules, des beaux gosses. Mais avec cet inconnu, ce n'était pas réellement la même chose. Son regard. Son sourire. Il dégageait une aura fascinante qu'elle n'avait jusque là rencontrée que chez une seule personne. Une vieille amie au charme fou. Dès qu'elle racontait une histoire à Charlie, celle-ci avait toujours du mal à détourner le regard et parfois même à se concentrer sur les mots tandis qu'elle voyait, comme de manière lointaine, ses lèvres se mouvoir. Il y avait un peu de cela chez cet homme. Et plus que le contexte qui avait pourtant tout du début prometteur d'un film d'horreur pour adolescents, c'était ce magnétisme qu'il exerçait qui la dérangeait et l'effrayait tout de même un peu. Pourtant … « Non. » Telle avait été sa réponse. Et elle tourna brusquement la tête pour observer au loin, au-delà du parking faiblement éclairé, la pénombre. « Je comprendrais que tu ais peur. J’ai passé ma soirée à t’observer, et maintenant je me retrouve sur le parking de ton hôtel … Moi à ta place je serais pas rassuré. »

Sa mâchoire se resserra. Ces quelques paroles la crispaient, non pas de frayeur mais bel et bien de colère. Peut-être parce qu'il y avait un fond de vérité mais plus encore parce qu'il prétendait pouvoir lire en elle. Pire, lire en elle le portrait d'une faible jeune fille. Charlie n'avait jamais manqué de cran et de courage. Elle n'avait eu qu'une vraie frayeur dans sa vie, un jour de sa dix-septième année. Et s'en était suivi un terrible sentiment de honte seulement contré par la pensée 'plus jamais'. Non, elle ne serait plus jamais effrayée. Sûrement pas par le silence. Par le noir. Ni par un inconnu. Ni par la réunion de ces trois éléments. Pourtant, elle ne se sentait toujours pas prête à poser de nouveau son regard sur lui, cette seule idée suffisait à la crisper... jusqu'à ce que l'atmosphère soit soudainement détendue par un franc rire.

« Non, honnêtement, tu ressembles à quelqu’un que j’ai connu par le passé. J’ai pas osé t’aborder au bar. Mais maintenant que je te vois de près, je sais que tu n’es pas celle que je pensais. Toutes mes excuses. » S'il semblait s'amuser de son petit numéro, elle ne partageait pas son humour... et les paupières mi-closes, elle ne lui adressa rien d'autre qu'un regard blasé accompagné du plus sarcastique des rires qu'elle avait en réserve. « Ahah. » Deux syllabes pour exprimer toute sa pensée : pauvre enfoiré. Elle avait cette désagréable impression d'avoir été sur une pente glissante, et même d'avoir été à deux doigts de marcher dans son jeu. Reculant jusqu'à la porte de sa chambre dont elle voulut tourner la poignet, elle ne le lâcha pas du regard et lui adressa en simple guise d'au revoir : « La prochaine fois que tu veux retrouver tes rares amis qui acceptent – paix à leur âme – de rire à tes blagues, va sur facebook. Je me demande bien de quelle époque tu débarques ... » Son air pétri d'assurance avait peu à peu fait place à de l'incompréhension, sentiment toujours accompagné chez Charlie de frustration et d'agacement. La poignet de sa porte était bloquée et sourcils froncés, son attention n'était plus braquée que sur ce foutu objet capricieux. Une machine. Puis une porte. C'était bien sa veine...

Elle laissa finalement retomber toutes ses friandises au sol sans la moindre délicatesse, agitant la poignet avec vigueur comme si sa vie en dépendait... jusqu'à ce que la poignet lui reste dans les mains. Profondément lassée de cette soirée, elle soupira pour elle-même : « Putain mais c'est pas vrai... » Et elle regarda les alentours, comme cherchant une solution qui tomberait du ciel, jusqu'à ce que son regard s'arrête de nouveau sur Connor. Comme si ça ne suffisait pas, il fallait en plus qu'elle loupe sa sortie théâtrale et passe pour une gourde incapable d'ouvrir une porte devant cet idiot. Et comme à son habitude lorsqu'un petit sentiment de malaise menaçait de pointer le bout de son nez, elle inversa la situation : « Bon bah tu vas quand même pas rester à me regarder là comme un idiot ! » Allez l'homme, va chercher la solution comme un bon petit chien ramène la balle à sa mémère.

Est-ce que Charlie s'était attendue à ce que, tel un valeureux chevalier, il vienne courir à son secours ? Non, elle n'avait fait que oser l'espérer avec une rare brièveté, un peu comme parfois, on aimerait encore croire au père noël. Il venait peut-être d'une autre époque, mais pas assez lointaine pour pratiquer la courtoisie moyenâgeuse. Enfoiré. D'une nature plutôt violente, elle aurait aimé balancer la poignet de la porte à toute vitesse sur le pare-brise d'une voiture garée sur le parking. Mais elle avait appris à retenir ses élans passionnés. Elle plia simplement le coude, comme pour se préparer à faire un lancer digne d'une partie de base-ball mais elle ne joua qu'à faire sauter le petit objet cuivré dans sa main, à le soupeser, à le laisser tomber de quelques centimètres dans le vide pour le rattraper. Sa nature nerveuse ne la quitterait jamais. Mais cette situation ne lui cillait guère. Et se lassant bien vite, dans un soupir, elle finit par laisser retomber la poignet de porte cassée dans la rigole, sans délicatesse ni pour l'objet ni pour le sommeil des voisins de chambre qui auraient pu souffrir de ce bruit métallique. Elle se pencha vers le sol pour choper d'un tour de bras tous ses paquets de bonbons et, toujours sans aucune élégance, laissa tomber ses fesses sur le bord du trottoir pour laisser retomber sa junk-food entre ses jambes avant d'ouvrir le premier paquet... dans un autre soupir.

Elle ne donnait même pas l'impression d'écouter Connor à qui elle n'accordait plus un seul regard depuis qu'il lui avait fait l'offense de refuser sa requête. Mal élevée. Sans doute était-ce le qualificatif que quiconque l'avait croisée dans sa vie, devait bien lui accorder le plus facilement, sans l'ombre d'une hésitation. Et ce, depuis qu'elle était née, combien de fois les autres parents d'élèves étaient venus frapper à la porte des parents de Charlie pour les juger, les enjoindre de mieux élever leur gosse ? Des tas. Pourtant, ce n'était sûrement pas leur faute. Elle n'en avait toujours fait qu'à sa tête et n'avait pas grand chose à foutre des petits bruits désagréables qu'elle pouvait susciter sur son passage.

Bien sûr, certains la qualifiaient aussi dans les mêmes termes que Connor : « indépendante, courageuse, débrouillarde. » Et elle l'était d'une certaine manière mais que voulez-vous, on lui accordait bien moins volontiers des attributs positifs. C'est ce qui expliqua que sa seule réaction fut un petit rire ironique. « Comme si tu pensais vraiment que j'ai l'air de me débrouiller ! » Elle prit les paquets de bonbons entre ses mains et les laissa retomber comme le ferait un milliardaire avec ses billets, comme lui montrant que c'était tout ce qu'elle avait là. Et simplement, elle le fusilla du regard. Sur la défensive. Elle avait fugué de chez elle a dix-sept ans, avait lâché ses études avant même d'être diplômée du lycée, et elle enchaînait les petits jobs que beaucoup voyaient comme dégradants. Quelle belle connerie ! Elle n'avait jamais eu à se prostituer ni à dealer après tout. Ni même à mendier. Elle, elle aimait sa vie comme ça, mais pour tout bon Américain qui se respecte, elle savait qu'elle était vue comme une baisée de l'Oncle Sam, un cuisant échec social.

Alors quand ce mec qu'elle ne connaissait pas et qui semblait prendre plaisir à la vanner lui avait dit ça, elle avait encore pris ça comme du foutage de gueule. Pourtant... elle avait maintenant l'ombre d'un doute tandis qu'elle l'observait, et elle pencha un peu sa tête sur le côté d'un air suspicieux avant de peut-être comprendre. D'une humilité inexistante, elle ouvrit de grands yeux avant de pouffer de rire : « Ah mais ça y'est ! Je piiige ! Ta façon de me mater, le coup du distributeur, l'humour de loser, tu me dragues c'est ça ? Tu sais, c'est pas en me tenant tête pour tenter de créer une vieille tension soit disant propice à du sexe passionné que je ferais tomber la culotte, mon cochon... » Elle rit un peu en secouant doucement la tête avant de tourner de nouveau son regard vers l'horizon pour croquer dans son snickers. Mmh... quoi que. Elle l'observa du coin de l'œil. Ce con la faisait rire. A son insu en tout cas.

Charlie était persuadée de pouvoir avoir tout ce qu'elle voulait de la part de qui elle voulait, et ce quand elle le voulait. Mais jamais elle ne s'était questionnée sur le poids de son égo. Et la remarque de Connor entra par une oreille pour aussitôt ressortir par la seconde, elle haussa les épaules... n'y entendant rien. De toute évidence, il se trompait. Tant pis pour lui, il aurait peut-être bientôt l'occasion de découvrir qu'il était incapable de lui résister. Mais en attendant, elle mâchouillait sa barre chocolatée en regardant droit devant elle, ne pensant à rien d'autre qu'au plaisir lui apportait ses foutues sucreries. Beaucoup sont celles qui ont eu l'occasion de traiter Charlie de voleuse de mecs, garce, traînée, et d'autres encore bien meilleures... car le fait était que quand elle voyait un mec fou amoureux d'une de ses copines, situations pendant lesquelles elle perdait l'illusion que le monde tournait autour d'elle ; elle ne pouvait s'empêcher de vouloir inverser la vapeur. Et doucement, mais sûrement, elle s'arrangeait pour mettre le grappin sur le dit mec interdit. Tous les mecs ne se retournaient pas sur son passage, loin de là même, mais peu étaient ceux capables de résister aux charmes d'une séductrice. Faut pas se voiler la face, un mec qui entrevoit chez qui que ce soit une possibilité de s'éclater au pieu foncera toujours. Pas leur faute si ce sont des êtres encore très primaires qui ne pensent qu'avec ce qu'ils ont entre les jambes. Pas même besoin d'être propre sur soi, d'être élégante et bien habillée... et c'était d'ailleurs pourquoi Charlie ne faisait aucun effort pour renvoyer une quelconque jolie apparence. Oui, elle était assise par terre, oui elle était pieds nus et oui elle était en train de lécher le chocolat resté sur son papier... mais tant pis, elle savait bien que si en temps voulu, elle éprouvait le plaisir de prouver à Connor qu'il avait envie d'elle, elle y arriverait. Elle froissa son papier de bonbon et le laissa retomber au sol avant d'ouvrir sans attendre une seule seconde son paquet de chips.

« Il faut faire quoi pour que tu fasses tomber la culotte ? » Charlie leva haut les yeux au ciel dans un soupir, se retenant de lui répondre qu'il fallait déjà un peu plus de subtilité que ça … sans doute aurait-ce été mentir qui plus est. « Au fait, je m’appelle Connor. Si on doit parler de sexe, autant que tu connaisses mon prénom. » « Connor... » répéta-t-elle avec la voix emprunte d'un certain amusement, ne cachant nullement le peu d'affection qu'elle portait à ce prénom. Mais puisque l'heure était aux présentations : « Moi c'est Charlie, et je sais pas pour ta question... elle est bizarre. » ou plutôt... « TU es bizarre. » Le fait était qu'elle ne savait pas quoi répondre et en était un peu agacée. Elle n'était pas du genre à s'auto-analyser ainsi elle ne pouvait pas lui répondre : fuis moi, méprise moi, ignore moi, tape-toi ma mère, ma grand-mère, ma meilleure copine et toutes les autres nanas de mon entourage … Car c'était bien par ceux de ce genre là que Charlie était attirée. C'était bien simple, aussi facile puisse-t-elle être à emballer, elle n'aurait jamais envie d'un mec qui lui courrait après, c'était contre sa nature. Allez savoir, elle est peut-être une Dom Juan au féminin qui aime qu'on lui résiste. Mais pour ce qu'elle en savait ! Elle préféra aller au plus simple et répondre... « Je sais pas, reste dans le coin, évite de trop l'ouvrir pour dire des conneries et peut-être que je te sauterais dessus un jour où je me fais chier... » Elle rit doucement, espérant secrètement lui avoir foutu un petit coup dans sa fierté masculine.

Faire la maline était une chose qui avait toujours été très facile pour Charlie, pour ce qui était d'assumer derrière, ça l'était généralement aussi. Mais ce soir, quelque chose était un peu différent. Et elle évitait de croiser directement le regard de Connor. Elle ne lui adressait que quelques coups d'œil en coin lorsqu'elle sentait qu'il regardait dans une autre direction... Son magnétisme la perturbait. Il avait le charme du héros d'un film romantique en noir et blanc qui aurait percé l'écran de cinéma pour se retrouver dans un monde, leur monde en Technicolor avec lequel il était en décalage. Et c'était là quelque chose de très perturbant. Elle avait toujours été la première à cracher sur les héros de ces films trop gnangnan à souhait, mais en avoir comme une représentation sous ses yeux ce soir-là, ça appelait quelque chose d'enfoui en elle. Elle aurait bien parlé de son âme de petite fille niaise et romantique collectionnant les posters de Boys Band, mais elle n'avait jamais été comme ça ! Alors vraiment, elle ne savait pas... il y avait un putain de truc qu'elle ne contrôlait pas et qu'elle n'aimait pas du tout. Alors autant regarder au loin en continuant à se foutre de sa gueule et à le provoquer, mais ce, sans croiser son regard : « Et toi, qu'est-ce qu'une nana doit entreprendre pour faire tomber ta petite culotte fleuri ? » Et un coup de plus, un ...

Du point de vue de Charlie, ce que les hommes recherchaient chez les femmes était de gros seins, un petit cul, une bouche de pipeuse ne sachant prononcer que le mot « oui »... « oui »... « oui » et encore « oui » à tout. Mais évidemment, peu étaient ceux qui voulaient bien le reconnaître et face à cette question, elle s'attendait à toutes les réponses vagues inimaginables de la part de Connor : brune, blonde, rousse, plantureuse, mince... Mais à la place, il répondit : « Il faut qu’elle soit différente. J’ai horreur de la banalité. » et Charlie ne put retenir un franc rire de jaillir de ses lèvres. Wahow, si elle avait prévu qu'il se la jouerait poète sorti de l'époque romantique, elle se serait abstenue. Ridicule. Elle ne croyait pas une seule minute à ce genre d'hommes à la recherche de la perle rare. Il s'agissait d'un mythe. Autant que la dite perle rare. Il n'y a sur terre que des animaux dits doués d'intelligence, des humains, n'obéissant qu'à leur pulsion sexuelle. Point. Pourtant, tandis qu'elle arrêtait son regard sur lui, elle fut surprise de se heurter à une mine impassible et on ne peut plus sérieuse tandis qu'il la fixait en retour, sans ciller du regard. Elle tourna aussitôt la tête et cessa de rire. Comme parcourue d'un frisson glacé. Elle détestait quand il la regardait. Mais plutôt que de lui en souffler mot, elle enfourna une nouvelle poignée de chips dans sa bouche pour les broyer sans ménagement entre ses dents... ce serait elles qui subiraient sa frustration.

Autant dire que la cadence ne redescendit pas quand elle sentit sa présence, à quelques centimètres d'elle. Il venait de s'asseoir juste à côté. Sa respiration se bloqua. Elle reprit une inspiration doucement, avec difficulté tandis qu'elle voulait habiller de discrétion ce simple réflexe naturel. Respirer. Mais c'était plus fort qu'elle. Elle avait cette envie de prendre une grande inspiration, son rythme cardiaque s'était accéléré tandis qu'il rapprochait doucement ses lèvres de son cou et sa respiration voulait suivre le rythme, elle se voulait haletante, rapide. Alors oui, se concentrer pour respirer avec calme et ne rien laisser transparaître de cette réaction physique incontrôlable à laquelle elle n'entendait rien, ce n'était pas simple. Émanait de cette proximité entre son cou et ses lèvres comme une douce fraîcheur dans ce ciel lourd de Louisiane. Une douce fraîcheur... exactement de celles que l'on ressent quand on approche son doigt d'un glaçon sans pourtant l'effleurer... Et cette envie de le toucher, de s'emparer de ce morceau de glace et le poser sur son cou. Se sentir apaisée. Revigorée. Revivre parmi cette chaleur écrasante. Prendre cette foutue grande inspiration bloquée là, quelque part, écrasée au creux de sa poitrine. Et instinctivement, le contact se faisait plus inéluctable tandis qu'elle tournait son menton de quelques centimètres en sa direction.

Ce ne fut que lorsqu'il releva la tête, la distance entre eux se faisant plus adéquate, que le charme fut comme brisé. Et elle fronça doucement les sourcils, fuyant une nouvelle fois son regard et réalisant : avait-elle eu envie qu'il dépose ses lèvres dans son cou ? Qu'il l'y... embrasse ? Les chips ne suffisaient plus à évacuer tout ce malêtre qui la gagnait. Elle était animée de cette envie de … frapper dans un punching-ball, frapper dans un mur, frapper dans un truc. C'était quoi ce bordel ? Elle plia le paquet de chips en boule et le lui enfourna dans les mains, retirant la sienne furtivement... allez savoir, fuyant un nouveau contact peut-être ? « Parfum chips au fromage. Cadeau. J'ai plus faim. » Trois courtes phrases. Aucune longue formule alambiquée destinée à le provoquer.

Et en un mouvement, elle se leva pour aller donner un coup du plat de la main sur la porte de sa chambre d'hôtel, toujours bloquée et cassée... elle soupira. Comme si ce geste violent aurait pu la faire se rouvrir comme par magie. C'était stupide. Elle était comme un lion en cage faisant les cent pas. A l'aise nulle part. Et simplement, elle croisa les bras et s'appuya contre le mur, observant librement Connor qui lui faisait dos. Sa nuque blanchâtre. Ses cheveux hirsutes. Qui était ce gars ? Il débarquait comme ça, du jour au lendemain, passait une journée à la fixer, il la suivait... et maintenant, il exerçait une étrange attraction sur elle. Quelque chose de louche entourait ce type, cette rencontre, ce moment. Et elle se trouvait partagée entre l'envie de lui ordonner de se barrer et ne plus jamais se pointer, et celle de... l'approcher. Alors elle restait là, le regardant à son insu, à partir d'une distance plus raisonnable. Et elle lança simplement, avec un sourire en coin, le genre de sourire pétri de suffisance de celle qui a l'impression d'avoir repris le dessus : « Et après, tu prétends ne pas être intéressé... » Elle rit doucement. « T'es un grand garçon tu sais, y a rien de mal à vouloir tirer quelques coups le temps de trouver 'la femme différente'. » Était-ce une invitation ? Allez savoir... « Toujours pas intéressé pour réparer la poignet de la porte de ma chambre ? »

Et à l'instant même où Charlie fit miroiter un peu de sexe à Connor, il se leva de manière automatique, de manière aussi stupide qu'un droïde tire dans le tas au moindre mot de 'jedi' prononcé... Tss, c'était bien trop facile ! Et elle le regarda avancer en bon toutou avec une mine on ne peut plus satisfaite, elle voulait lui faire sentir dans son regard à quel point elle avait raison et lui tort, à quel point il était homme et dès lors, manipulable avec une grande aisance. Néanmoins, elle maîtrisait quelques codes de séduction et elle ne voulait pas faire fuir sa proie se dirigeant, le cerveau aussi atrophiée que celui d'une truite, dans son filet. Alors elle détourna son attention de ce regard vainqueur en entremêlant un doigt dans une mèche de ses cheveux, la bouche en cœur. Crétin.

Et comme lorsqu'il avait donné un habile coup sur le distributeur, son cœur fit un bond dans sa poitrine dès qu'il agrémenta sa porte d'un petit coup sec, d'une rapidité flagrante qui conduisit sans le moindre suspense, la porte à s'entrebâiller. C'est qu'il devait être plutôt musclé et bien fait là-dessous, le genre d'homme manuel à toujours avoir à proximité... Et doucement, son regard s'égara vers son torse et ce qu'elle pouvait deviner sous ses vêtements ; si bien que son regard vainqueur s'effaçait progressivement pour laisser place à un regard un brin plus lubrique tandis que toujours, elle avait la bouche en cœur et un doigt dans ses cheveux à l'image de toutes ces filles soumises de série B dont elle rêverait d'encastrer la tête dans un mur. Autant dire que la remarque de Connor la frappa donc de plein fouet : « Je suis réellement pas intéressé. Mais tu devais vraiment être désespérée pour proposer ton corps en échange d'un peu d'aide » lalalailala ... ouch !

Alors qu'elle était appuyée contre le mur du motel, elle se redressa immédiatement et croisa les bras sous sa poitrine, le regardant de haut en bas avec un regard froid et dodelinant un peu de la tête l'air de dire 'mais t'es qui toi, espèce de crétin, pour me parler comme ça ?' ... elle creusait, elle creusait vraiment profondément dans sa tête pour savoir quoi répondre. Mais là tout de suite, il l'avait bien eue. Oh non pas question de nier les joues rougissantes comme une petite vierges effarouchée, elle ne voulait pas tomber si bas. Elle prit finalement le parti de hausser les épaules en retrouvant son regard avec un fin sourire provocateur : « Qui te dit que c'était pas juste un prétexte ? » … bon d'accord, elle ne sortait pas indemne de cette petite joute, et même si ça la tuait de l'avouer, le point lui revenait. Elle avait simplement sauvegardé un minimum son honneur en préférant passer pour une salope qui se rit des râteaux et les assume, que pour une espèce de grosse dondon qui se prostitue pour une pauvre chambre d'hôtel à 5$ la nuit. Surtout que c'était absolument pas son intention à la base. Ni tout court d'ailleurs. Et puis qu'en savait-il cette espèce de mec aussi blanc que le cul d'un baleineau nouveau né ? Tss... Crétin. Crétin. Crétin.

Pourtant, il n'en perdait pas une seule seconde son assurance et voulut s'inviter dans sa chambre pour discuter. Serait-ce la une très mauvaise blague ? Elle n'avait pas pu s'empêcher d'avoir un léger petit rire, sincère et un brin sadique. C'était là une jolie revanche à prendre et elle ne voulait certainement pas la manquer. Ainsi, tandis qu'il voulait lui faire croire qu'elle était sa perle rare tel Dr Love, propos qui n'étaient d'ailleurs bon qu'à lui coller une violente envie de gerber son maigre dîner sur ses chaussures, elle réfléchissait à la formulation qui pourrait être la plus percutante pour lui renvoyer l'appareil. Oh et pourquoi faire un roman complexe quand on peut si facilement aller à l'essentiel ? Elle n'était pas de nature à vouloir se ridiculiser comme cette pauvre fille, une dénommée Ezra, qu'elle avait croisé quelques jours plus tôt. Et elle le regarda simplement, haussant un sourcil tandis qu'elle constatait qu'il avait encore cet air on ne peut plus sérieux inscrit sur son visage. Et ses lèvres se tordirent avec une lenteur délicate, telle son héroïne la divine Musso de la série Parker Lewis, avant d'afficher un parfait sourire de … Salope. Elle pencha simplement de quelques degrés la tête sur le côté pour simplement prononcer ce mot : « Non » ... et cela avait été dit avec une douceur infinie.

Sans quitter son beau regard, elle fit quelques pas en arrière et poussa la porte jusqu'à la lui refermer au nez. Bon d'accord, ça aurait sûrement été un peu plus dramatique si la porte fermait encore à clé... mais bon !

Sujet terminé