Je suis né à Londres le 21 février 1929. Mais je doute que ça ait une réelle importance. En revanche, information déterminante: j’ai eu un grand frère. Un grand frère avec qui j’ai eu de bonnes relations. Au début. Jusqu’au décès de ma mère. Quand elle était encore là, nous étions une famille tout ce qui a de plus normale. J’aimais mes parents comme n’importe quel autre gamin de mon âge. Et j’aimais mon frère aussi. Même si on avait des disputes de temps à autre, mais rien de plus banal. Et puis un jour tout a basculé. Notre père nous appris que maman avait un cancer. J’avais 9 ans, je ne cernais pas bien le mot cancer. Tout ce que je voyais, c’est que ma mère allait de plus en plus mal. Elle était faible, perdait ses cheveux, et fallait qu’elle ait beaucoup de repos. Son état m’a mit mal à l’aise. Mon frère, âgé de 12 ans, comprenait mieux ce qui se passait autour de nous. Il passait le plus de temps possible avec elle, s’occupait d’elle avec mon père, pendant que moi je m’excluais. Je haïssais cette nouvelle sphère familiale. C’était … effrayant, déstabilisant. Quand je me levais je sentais déjà une grosse boule au ventre rien qu’à l’idée de voir l’état de ma mère se dégrader. Résultat, j’ai commencé à sortir, beaucoup. A trainer dans la rue. Tout était bon pour ne pas la voir. Et cette souffrance, mon frère et mon père l’ont pris comme un manque d’amour. Il pensait que je ne l’aimais pas assez pour rester à ses côtés. Que je préférais trainer avec mes copains. C’était faux. Et mon plus grand regret, c’est de ne pas avoir pu dire à ma mère que je l’aimais. Que je l’aimais tellement que je crevais de la voir aussi mal. Que j’aurais aimé la serrer dans mes bras, mais que quelque chose m’en empêchait. Quand elle est morte, un an après, j’imagine qu’elle pensait la même chose que mon frère et mon père. Que je ne l’aimais pas assez. Et encore aujourd’hui cette simple idée m’arrache le cœur. Même si, d’après certains, je n’en ai plus.

J’ai pris goût à sortir le soir. A côtoyer les lampadaires et les ombres de la nuit. Sans parler du fait que la situation à la maison était invivable. A la mort de ma mère, un fossé s’est creusé entre mon frère et mon père. Mon frère se rapprochait toujours plus de lui, pendant que moi je m’en éloignais. Il était le fils parfait, celui qui suit assidument les études, qui rentre dans le moule façonnait par mon père. Et moi j’étais le futur délinquant, celui qui sort et qui boit sans limite. Même si je n’étais pas exactement comme ils me voyaient, j’ai préféré coller à leur vision, pour qu’ils me foutent la paix. L’école j’y allais rarement. Pourtant, j’ai toujours apprécié apprendre. Je lis beaucoup de livres depuis mon enfance. Mais disons que je suis autodidacte. Je me forge tout seul, j’ai pas besoin des autres pour développer mes connaissances.

Si ma vie peut sembler banale jusqu’ici, attendez la suite. Tout a changé un soir en l’an 1954. Je venais de sortir d’une séance du film A l’est d’Eden, avec un acteur encore inconnu à l’époque : James Dean. J’ai été retourné par ce que je venais de voir, je me reconnaissais dans le personne de Cal Trask, seul contre père et frère. Je suis donc allé me poser dans un bistro près du cinéma, et j’ai passé une partie de ma soirée à penser à ce que je venais de voir. J’ai rencontré une jeune femme sur place, brune et jolie, comme je les aime. On a discuté, je lui ai parlé du film, et elle m’a proposé d’aller chez elle. Moi qui pensais passer une nuit de folie, j’étais loin de m’imaginer à quel point. Quand j’ai senti ses crocs se planter dans mon cou, j’ai voulu hurler de douleur. Mais sa main glaciale s’est empressée d’étouffer le moindre son émanant de mes lèvres. La douleur s’est faite de plus en plus intense, et j’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillé, j’étais plus un être humain.

Mes sens s’étaient décuplés, je pouvais sentir l’odeur du béton mouillé du dehors, ou la tarte aux pommes qu’une voisine mijotait dans sa cuisine. Ma force s’était multipliée par trois. Mais surtout, mon corps tout entier réclamait du sang. Un besoin vitale, plus qu’une envie. La femme responsable de ma métamorphose, Melinda, m’a tout expliqué. Que j’étais devenu un vampire, et que désormais j’allais devoir me nourrir sur les gens que j’allais rencontrer. Comme la plupart, j’ignorais l’existence des vampires. Pour moi ils n’appartenaient qu’au mythe, au folklore, et à la littérature. Dracula, Lesta, Caïn, tout ça n’était qu’imaginaire à mes yeux. Jusqu’à cette nuit là. Le choc fut rude. J’ai longtemps refusé ce que j’étais devenu. Et sans ma génitrice, je serais sans doute mort à l’heure qu’il est. Enfin je veux dire, une vraie mort. C’est elle qui m’a tout appris. Elle m’a révélé qu’ordinairement tous les vampires se déplacent en groupe, c’est ce qu’on appelle un nid. Mais elle, elle a choisit de vivre en solitaire, pour être plus discrète sur sa nature. Elle a cherché pendant des années un compagnon de voyage, et quand elle est tombée sur moi ce soir là, elle a su que je ferais le partenaire idéal. Il m’a fallu des décennies pour en être flatté.

Ma première chasse a été désastreuse. Pourtant, quand Melinda m’a fait tout le topo sur le parfait prédateur qu’il fallait être, j’ai presque trouvé ça facile : séduire une femme, prétendre l’amener chez soi, et se nourrir dans une petite ruelle sombre. Boire assez pour être rassasié, mais pas trop pour la tuer et devoir ensuite se débarrasser du corps. Mais surtout, ne pas éveiller les soupçons. De qui, ça je ne le savais pas encore. Toujours est-il que le moment fatidique arrivé, j’ai pas su contenir ma soif et j’ai failli tuer ma pauvre proie. C’est ma génitrice qui a du me repousser de force pour que je lâche ma prise. Au début, je comprenais mal pourquoi c’était important de laisser les humains en vie. Pas parce que je trépignais à l’idée de tuer quelqu’un, loin de là, mais parce que c’était un exercice extrêmement difficile. Surtout pour un jeune vampire comme moi. Et c’est là qu’elle m’a parlé d’eux. Des chasseurs. Que non seulement les vampires existaient, mais que les démons et autres monstres également. En gros, toutes les légendes, toutes les histoires qu’on me racontait étant gosse, tout ça c’est la vérité absolue. Et que eux étaient là pour les tuer. Pour éradiquer la moindre créature sur leur passage. Moi qui pensait être un être supérieur, intouchable et immortel, je m’étais foutu le doigt bien profond dans l’œil. Voilà que j’apprenais que des gens pouvaient me traquer et me tuer n’importe quand. Après ça, je peux vous assurer que j’ai fais attention. Je suis devenu en quelque sorte un vampire civilisé.

Avec Melinda, on s’installait de ville en ville. On y restait maximum 5 ans, avant que quelqu’un ne remarque notre jeunesse éternelle. On chassait dans les coins aux alentours, par précaution, avec à chaque fois le même mode de fonctionnement. La séduction, puis l’attaque. On s’arrangeait toujours pour laisser nos victimes en vie. Elle et moi, formions un couple. Ce qui nous empêchait pas de se faire plaisir avec des humains de temps en temps. C’est plutôt commun chez les vampires de coucher avec son créateur. Et j’échappais pas à la règle. Je n’en étais pas amoureux –d’ailleurs j’ignore si je suis encore capable d’éprouver de tels sentiments– mais je me sentais bien à ses côtés. On a traversé les années, les décennies, toujours ensemble. Et puis un soir, tout a basculé. Quand un homme d’un certain âge est venu la draguer alors qu’elle se baladait dans la rue, comme toute femme normale un samedi après-midi, ça l’a mise hors d’elle. Je connaissais pas tout de son passé, mais j’ai compris que ça avait un lien directe avec lui, et qu’elle s’est sentie offensé, voir blessée. J’ai pas cherché à comprendre, et quand elle m’a proposé de lui rendre une petite visite la nuit tombée, j’ai accepté. C’était pas dans nos méthodes de chasses habituelles, mais ça semblait important, et personnel à ses yeux. Et de toute façon, que j’accepte ou non, elle possédait le pouvoir de m’y obliger. Si j’avais su que ça allait tourner aussi mal, j’aurais tenté de la dissuader. L’homme n’était pas seul dans la maison. Une jeune femme s’y trouvait également. Je l’ai senti dès qu’on est entré. Je pensais pas qu’elle poserait problème. En faite, j’étais loin de m’imaginer que Melinda comptait tuer sa victime. Elle l’a vidé de son sang, jusqu’à la moindre goutte. Et elle m’a ordonné d’exécuter la fille, pour ne laisser aucun témoin de la triste scène. J’avais jamais tué un humain jusqu’à présent, et l’idée me rebutait un peu. Un comble pour un vampire, je sais. Mais après avoir fait tant d’efforts pour paraitre humain pendant des années, bah j’ai finis par le redevenir un peu, d’un certain côté. J’ai couru après la fille, et j’aurais pu l’atteindre, si j’avais pas entendu ce hurlement atroce qui me hante encore aujourd’hui. Ma génitrice venait de se faire décapiter. Des chasseurs étaient après nous depuis un long moment, et ils ont enfin eu l’occasion de passer à l’action. Un seul faux pas qui a été fatal. Moi j’ai réussi à m’échapper. Mais je me retrouvais désormais seul, avec un témoin de notre existence et mon apparence dans la nature.

Après la mort de Melinda, les deux chasseurs responsables de ce massacre m’ont poursuivi pendant des années. C’était en quelque sorte le jeu du chat et de la souris. Je fuyais, ils me pourchassaient, et ainsi pendant de très longs mois. J’ai toujours détesté ces personnages, cupides au point de penser qu’ils ont le droit de décider qui mérite de vivre ou non sur cette terre. Je suis un vampire, une abomination, certes, mais je n’ai jamais tué personne. Je suis ce qu’on appelle un nouveau né, la partie humaine en moi est encore bien présente. Je ne suis pas le monstre sanguinaire qu’il voit en moi. Mais qu’importe, si ça les amuse de me chasser, qu’ils continuent. Au moins ça me permet de visiter les Etats-Unis, et également de suivre la trace de la jeune fille qui m’a aperçu cette fameuse nuit. Si je dois commettre un meurtre pour la première fois, ça sera elle. J’ai plus le choix désormais. C’est tuer, ou être tué.